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Clawdia Chauchat


" Vous plaît-il, Seigneurs, d'entendre un beau conte d'amour et de mort ? " Ainsi débute Le Roman de Tristan et d'Iseut. Oh, oui, comme nous le désirons tous !!!

J’ai, l’an dernier, relu avec émerveillement La Montagne magique. Cyrille Cahen en a fait autant avec le même enthousiasme mais Dominique Tantot est morte avant hier sans que lui soit donnée la deuxième vie dont elle aurait aimé jouir pour le faire.

Les deux intérêts principaux de La Montagne magique sont, à mes yeux, le dialogue entre Naphta et Settembrini, j’y consacrerai un prochain billet, et la passion de Hans Castorp pour une malade russe du sanatorium au nom français, Clawdia Chauchat. Quels regrets pour le lecteur que je suis que Hans Castorp ait laissé filé la petite chatte sans l’avoir sautée !! Les histoires de mémoire proustienne avec un camarade de classe ne m’ont pas tellement intéressé, mais plutôt l’analyse de la cristallisation, sans le mot. A priori, la femme qui arrive toujours en retard dans la salle à manger et qui, de surcroît, claque la porte n’est pas faite pour lui plaire. Elle se tient mal, son dos rond faisant saillir ses vertèbres cervicales, et elle marche d’un pas glissant. Pour Settembrini, ses yeux de Tartare évoquent l’Asie et sa nonchalance. Elle aura ce mot : « Les Allemands aiment l’ordre mieux que la liberté. » Hans Castorp ne choisira ni l’ordre ni la liberté mais sera complètement captivé.


Après je ne sais combien de soirées et de pages consacrées à l’observer d’une table à l’autre car elle dîne à la table des Russes bien, Hans Castorp se décide à l’aborder et à lui parler, en français, à la faveur de la nuit de Walpurgis où tout est permis. Il la tutoie, et lui fait la déclaration suivante :


Oh ! Enchanteresse beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l’édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril au milieu de la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l’échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc au rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! Les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesse organique sous leurs coussins de chair. Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l’Arteria femoralis qui bat au fond de ta cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l’exhalaison de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes !


La Montagne magique, Poche, 1968, tr. Maurice Betz, p. 508.


En guise de réponse, Clawdia lui annonce son départ pour le lendemain et lui prédit une mauvaise ligne de fièvre, non sans lui avoir fait cadeau de la radiographie de ses poumons.


Il n’est plus question d’elle pendant une longue année et le lecteur très frustré se demande si Hans Castorp a oublié la petite chatte, comme l’appelle le Docteur Behrens. À son retour, elle est accompagnée d'un certain Mynherre Peeperkorn. Hans Castorp la poursuit de son tutoiement définitif : « Combien te va bien cette robe de soie mince qui flotte autour de tes bras que je connais. » Il réussit à faire passer son amitié pour le planteur de Java avant sa passion, comme avait fait Saint-Preux en présence de Julie et Wolmar. Insolites trios. La mort de MP les sépare à jamais.

J’ai retenu la lente cristallisation réussie par HP, qui aboutit à une passion obsessionnelle ainsi que la révélation de la plasticité du désir féminin contenue dans ce mot de Clawdia qui "a cédé à celui qui l’aimait et qui la rendait fière et reconnaissante". Mais celui-là n'aura pas été Hans Castorp…


Photo : découpage collé sur la 2° de couv' de ma Chartreuse : la Senseverina ?

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